Auteur: Karl D’haveloose
À l'heure où les fabricants sont confrontés à un cocktail explosif mêlant toutes sortes de phénomènes (concurrence mondiale, pénurie de main-d'œuvre, durcissement des réglementations européennes, situation géopolitique instable, relocalisation, problèmes liés à l'énergie et à la chaîne d'approvisionnement et bien d'autres encore), nombre d'entre eux ressentent une forte pression les incitant à automatiser leurs activités. Et leurs inquiétudes sont difficiles à relativiser : avec les progrès rapides réalisés en matière d'automatisation en Chine et dans d'autres parties du globe où le coût de la main-d'œuvre est moins élevé que chez nous, personne ne veut rester à la traîne sur le plan technologique et être obligé de supporter des coûts de main-d'œuvre élevés.
Cela étant, la peur de rater le coche de l'automatisation peut amener certaines personnes à tirer des conclusions trop hâtives. Les décideurs, par exemple, partent souvent du principe que s'ils respectent et reproduisent certaines des meilleures pratiques en usage dans le secteur, l'automatisation portera nécessairement ses fruits grâce à la réduction des coûts de main-d'œuvre qui s'ensuivra. Or, dans les faits, cette hypothèse s'avère pour le moins bancale. Dans cet article, nous allons chercher à déterminer si l'automatisation est toujours la meilleure des solutions, et si celle-ci n'est pas trop axée sur les coûts alors qu'elle devrait peut-être se concentrer davantage sur la croissance, la différenciation, l'innovation de produit et la productivité. Plutôt que d'être utilisée dans le but de réduire le plus possible le nombre d'ETP, l'automatisation ne devrait-elle pas servir à mettre sur le marché des produits plus diversifiés et de meilleure qualité, à moindre coût et plus rapidement ?
L'automatisation est-elle un frein à l'innovation et à la différenciation ?
"Ce que nous constatons étude après étude, c'est que lorsque les entreprises se mettent à automatiser leur production, elles éprouvent de grandes difficultés à réduire leurs coûts directs", explique Ben Armstrong, directeur exécutif de l'Industrial Performance Center du MIT. "Par exemple, lorsque les entreprises commencent à utiliser des robots, elles deviennent certes plus productives, mais elles ne réduisent jamais vraiment leurs coûts. En fin de compte, elles embauchent davantage de personnel. Ce qu'elles pourraient faire, c'est accroître leur productivité et, en parallèle, transformer leur façon d'innover et de se développer."
Ce qui manque souvent cruellement, c'est une bonne compréhension de la manière dont la mise en œuvre de systèmes d'automatisation peut augmenter la valeur de certains processus. "Les seuls gains de productivité que nous ayons connus entre 1990 et 2010 étaient dus à une réduction du temps de travail, et non à une augmentation de la valeur ajoutée", explique Armstrong. "Mais depuis 2010, nous avons vu la productivité décliner du fait que nous n'avons pas été à même d'augmenter la valeur ajoutée. Il s'agit donc d'un chapitre consternant de notre histoire."
L'automatisation a-t-elle une utilité dans le cas de la production de faibles volumes de produits très diversifiés ?
Souvenez-vous de l'un de nos précédents entretiens avec Bart Vandepitte de BO Solutions, dans lequel le directeur général de l'entreprise soulignait que si vous usinez un outil complexe au micron près, ce qui nécessite peut-être 48 heures d'usinage, vous n'avez que très peu d'intérêt à utiliser un robot de chargement onéreux qui restera inactif pendant plusieurs jours.
L'un des facteurs qui compliquent l'analyse de rentabilisation de l'automatisation est le fait que de nombreux fabricants s'adaptent à des marchés où l'on produit de faibles volumes de produits très diversifiés. Ce nouvel environnement offre moins de possibilités d'automatiser l'ensemble des processus et les rend plus dépendants de l'ingéniosité et de la flexibilité des collaborateurs.
"Lorsqu'il est question de volumes importants et tant que tout se déroule dans des conditions normales, stables et prévisibles sur plusieurs décennies, les outils d'automatisation peuvent tous être utiles", explique Anders Billeso Beck, vice-président de la stratégie et de l'innovation chez le fabricant de robots danois Universal Robots. "Nous savons comment automatiser de grands processus complexes. Mais dans un monde où la production est dynamique, où les cycles de vie des produits sont courts et où il y a des variations dans les processus, il est toujours nécessaire que des collaborateurs humains se chargent du travail devant être accompli."
La technologie a donc évolué en conséquence. Aujourd'hui, les robots collaboratifs (ou cobots) constituent le segment de la robotique qui connaît la croissance la plus rapide. Des entreprises comme Universal Robot ont mis au point des logiciels qui permettent aux ouvriers spécialisés et aux opérateurs de l'atelier de programmer des robots à la volée. Ainsi, un soudeur expérimenté peut par exemple tenir le bras du robot et le guider dans une opération de soudage, apprenant ainsi quelque chose de nouveau au robot. Le robot devient alors un outil capable d'aider l'opérateur à accroître sa productivité.
"Il y a dix ans, la seule question qui se posait était de savoir si, en installant une machine à un endroit donné, on pouvait se passer des services de deux employés", explique Beck. "L'analyse de rentabilisation s'arrêtait là et il n'y avait pas grand-chose d'autre à faire. Aujourd'hui, il faut être capable de déterminer comment, avec les deux employés dont on dispose, on peut atteindre le niveau de production recherché à l'aide des machines disponibles dans l'atelier. Et ces deux personnes doivent être en mesure d'utiliser la technologie que nous avons mise en place, de régler les équipements et d'effectuer les changements nécessaires à la production des différentes séries. Ils doivent être en mesure de maîtriser cette technologie et de l'intégrer dans leur boîte à outils quotidienne."
Tout est une question de connaissance des processus (et de la simplification de ces derniers)
Pour les entreprises qui ont adopté le modèle mis au point par Toyota, une approche pondérée de l'automatisation, centrée sur l'humain, n'est pas une nouveauté. Parker-Hannifin, fabricant de systèmes de mouvement et de contrôle, qui a commencé à alléger sa production en 2001, adopte une approche méthodique de l'évaluation de la technologie, en se concentrant sur la recherche d'alternatives qui ne nécessitent pas l'intervention de la technologie.
"Lorsqu'il est question d'automatisation, nous cherchons à découper le processus en plusieurs parties et à le simplifier autant que possible à l'aide des outils d'allégement qui sont à notre disposition", explique Stephen Moore, l'ancien vice-président de Parker-Hannifin. "C'est l'une des premières choses que nous faisons lorsqu'il y a une demande d'autorisation d'achat d'un bien d'équipement tel qu'un robot."
Parker adopte ici une approche hiérarchique : "Il faut en premier lieu simplifier le processus autant que possible, puis envisager une solution mécanique sans entraînement, et ce n'est qu'en tout dernier recours que l'on peut envisager la possibilité d'utiliser un robot programmable."
Moore se souvient d'un incident au cours duquel une équipe avait évalué la faisabilité de l'acquisition d'un robot afin de réduire de trois à deux le nombre de personnes nécessaires à un processus, mais aussi de résoudre un problème de sécurité spécifique. Pour étudier la question, il avait divisé l'équipe en deux groupes : l'un chargé de planifier la mise en service du robot et l'autre devant faire en sorte que le processus soit simplifié.
"À la fin de la semaine, grâce à notre simple bon sens, nous sommes parvenus à réduire les effectifs de cette zone à deux personnes", explique Moore. "Et nous avons également pu résoudre tous les problèmes de sécurité liés au chargement et au déchargement de cet équipement. Nous avons donc tout naturellement abandonné l'idée d'acheter un robot."
Moore souligne également que la simplification du processus augmente les chances de réussite de l'automatisation. "Nous ne voulons pas automatiser le gaspillage", explique Moore. "Lorsque nous décidons d'utiliser un robot, nous tenons à simplifier ses mouvements, tout comme nous le ferions pour un opérateur. La présentation des pièces et la réduction des mouvements sont tout aussi importantes pour un robot que pour un humain."
Ce qui est simple pour un opérateur peut s'avérer très complexe pour l'IA
Cette approche scientifique nous protège également de l'engouement dont l'IA fait actuellement l'objet. "Il arrive très souvent que l'on parte du principe que si quelque chose est facile pour nous, cela sera également facile pour l'IA, et que si quelque chose est difficile pour nous et que l'IA le fait bien, cela signifie que l'IA fait forcément tout beaucoup mieux", explique le Dr Alexander Wong, professeur d'ingénierie à l'Université de Waterloo (Canada) et Canada Research Chair dans le domaine de l'intelligence artificielle.
Le simple fait que nous soyons habitués à accomplir des tâches simples nous fait en effet souvent oublier leur complexité. "Nous partons du principe que nos capacités neuromotrices – celles qui nous permettent de saisir des objets, de les soulever et de les manipuler – sont quelque chose que l'IA devrait également être capable de gérer", explique Wong. "Mais en y regardant de plus près, on s'aperçoit qu'il s'agit en réalité d'un problème extrêmement difficile à résoudre. Pour être en mesure de faire ce genre de choses, nous avons dû évoluer pendant des millions d'années. C'est pourquoi, lorsqu'il est question d'automatisation, nos attentes ne correspondent pas à la réalité."
Robotiser et numériser pour véritablement se démarquer
Même lorsque les projets d'automatisation sont menés à bien, il existe un risque qu'ils réduisent le potentiel d'une entreprise à évoluer, à proposer des produits différents et à créer de la valeur ajoutée. "En fin de compte, le plus grand risque que je perçois au niveau de l'utilisation de la technologie est que tout le monde doit comprendre qu'il y a un point de basculement au-delà duquel on n'est plus une entreprise unique avec de nouveaux produits à valeur ajoutée, pour lesquels les clients sont prêts à débourser davantage d'argent", déclare Mark Borsari, CEO de Sanderson-McLeod, un fabricant implanté dans le Massachusetts. "Si vous ne proposez pas des produits différents, innovants et à valeur ajoutée, vous ne faites finalement que fabriquer ce que quelqu'un d'autre peut faire, à côté de chez vous, dans une usine pleine de robots et, qui plus est, à un prix bien plus intéressant."