Auteur: Karl D’haveloose
Suite au succès d'ABISS 2024 en octobre dernier, je reviens brièvement sur l'un des thèmes communs qui se sont dégagés des présentations des différents conférenciers qui ont participé à l'événement. Dans de nombreux cas, les optimisations innovantes et numériques des entreprises sont entravées dans leur progression par la direction de certains départements peu enthousiastes à l'égard de ces initiatives, ceux-ci craignant le plus souvent que leur champ d'action et leur pouvoir de contrôle soient remis en question. D'ailleurs, si l'IA avait dû analyser les présentations ayant eu lieu durant ABISS afin d'identifier le défi le plus difficile à relever en matière de transformation numérique, elle aurait sans nul doute évoqué la réticence des individus. Bref, de nombreux projets pilotes d'allègement finissent aux oubliettes à cause de très regrettables petites révolutions de palais.
Les silos, ces entités qui font partie de l'entreprise mais qui s'isolent les unes des autres, constituent donc une sorte de tumeur insidieuse dans le tissu d'une entreprise qui était autrefois pourtant très agile. Et malheureusement, vous ne pourrez les repérer que lorsqu'il sera déjà trop tard et que votre organisation sera déjà paralysée par des départements qui ne pensent plus et ne communiquent plus collectivement.
Mais commençons, cher lecteur, par définir ce qu'est au juste la formation de silos. Il s'agit en fait du développement d'une façon de penser et d'agir qui se traduit par la création de départements ou d'équipes de travail isolés qui ont du mal à collaborer, que ce soit avec d'autres services de l'entreprise ou avec d'autres maillons de la chaîne de valeur.
L'objectif du silo lui-même est l'optimisation du silo, et rien d'autre.
Dans l'industrie manufacturière, un silo peut être un département de fabrication qui fournit des pièces au département d'assemblage. Mais le plus souvent, les silos se développent dans les services administratifs ou de soutien (ingénierie, informatique, qualité, ventes, marketing, service après-vente, logistique, maintenance, etc.).
Imaginez une équipe commerciale qui bat des records de vente en promettant des dates de livraison que l'équipe de production est physiquement incapable de respecter (oui, oui, je sais que cela n'arrive bien sûr jamais dans votre entreprise !). Ou encore un service d'ingénierie qui crée de nouveaux produits répondant aux besoins du client final, mais dont la production est extrêmement complexe et onéreuse (et voilà, les concepteurs ont une fois de plus dépassé les limites du possible !). Dans un cas comme dans l'autre, le silo n'était pas conscient – ou tout simplement pas soucieux – de la nécessité de comprendre les besoins de son client interne, leur partenaire dans la chaîne de valeur.
Le principe de l'optimisation des flux de valeur
L'un des principes de la production allégée est axé sur la coordination entre les différentes fonctions de la chaîne de valeur. Ce principe est appelé 'pensée systémique' (systems thinking) et consiste en fait à 'optimiser les flux de valeur'. Nos entreprises sont des systèmes dont les différentes composantes ne
La pensée systémique exige que nous regardions au-delà de la place que nous occupons chacun dans la chaîne, afin de nous assurer que les efforts que nous déployons pour nous améliorer contribuent à accroître les performances de l'ensemble du système. L'optimisation des processus effectuée de manière individuelle au détriment des performances globales du système est une démarche tout à fait contreproductive. Ce principe exige également que nous collaborions avec l'ensemble de nos coéquipiers au sein de la chaîne pour résoudre les problèmes interfonctionnels. Créer des silos ou préserver son propre petit pré carré va donc totalement à l'encontre de ce principe.
Comment ces silos apparaissent-ils et se développent-ils ?
Si nous n'agissons pas en temps opportun et avec détermination, il devient inévitable de voir soudainement apparaître et se développer divers silos. Chaque jour, nous allons travailler dans nos domaines fonctionnels respectifs, qu'il s'agisse d'un département de production ou d'une fonction administrative ou de soutien. C'est notre lieu de travail, où nous nous sentons probablement le plus à l'aise, et où il est également possible que nous travaillions avec quelques amis proches. La formation de silos est donc presque automatique. Et on finit alors très vite par perdre de vue le reste de l'entreprise. Nous ne sommes pas en contact quotidien avec les autres comme nous le sommes avec nos coéquipiers fonctionnels. Le silo nous isole du reste de la chaîne de valeur, de l'équipe dans son ensemble plus large, de l'équipe qui produit réellement le produit ou le service pour le client final qui paie pour celui-ci.
Déconnexion descendante (top-down disconnect) : notre silo est encore plus institutionnalisé par des indicateurs clés de performance (ICP) venant d'en haut, axés uniquement sur l'optimisation de ce silo particulier. Les politiques de recrutement, de reconnaissance et de promotion peuvent également contribuer à ce problème en mettant un accent très marqué sur l'expertise fonctionnelle et en négligeant la collaboration au sein du système. Ce principe d'optimisation des flux de valeur représente l'un des nombreux défis que pose le développement d'une culture de production allégée durable. Il est nécessaire de se concentrer sur les moindres détails de chaque processus ou de chaque fonction afin de mettre fin aux gaspillages, mais il est également essentiel de conserver une perspective systémique plus large.
Effets nocifs des silos : étant donné que la séparation des départements en silos affaiblit les liens avec les fournisseurs et les clients internes, des problèmes tels que des retards de livraison et des baisses de qualité ne manqueront pas de survenir en raison d'un manque de communication et de collaboration. S'ajoute à cela un autre problème de comportement qui va totalement à l'encontre du principe de production allégée, à savoir la mauvaise habitude qu'adopteront certains à accuser les autres en les pointant du doigt lorsque des problèmes apparaissent. "C'est leur problème, pas le nôtre !", entendra-t-on alors. "Nous, nous avons fait notre travail !". Mais l'une des causes profondes de ce problème est justement la définition même du terme 'travail'. Si celui-ci n'exige pas un certain degré de coordination au niveau de l'ensemble de l'entreprise, conformément aux principes de la production allégée, les silos continueront à se développer et les performances de l'entreprise finiront inévitablement par se dégrader.
La responsabilité des chefs d'entreprises
Le problème de la création de silos ne date pas d'aujourd'hui. W. Edwards Deming l'avait déjà abordé vers le milieu du siècle dernier. Mais pourquoi diable continue-t-on donc à jouer à ce petit jeu malsain qui consiste à systématiquement rejeter la faute sur d'autres départements, qui se comportent tous davantage comme des factions belligérantes que comme une seule et unique équipe intégrée ?
Pour faire court : parce que les chefs d'entreprises l'ont permis ! Je suis désolé de devoir le dire, mais il y a un moment où il faut assumer ses responsabilités. Si vous êtes directeur d'usine, dirigeant ou CEO et que vous vous plaignez sans cesse que les différentes fonctions (fabrication, assemblage, expédition, ingénierie, maintenance, ventes, etc.) ne collaborent pas pour atteindre l'objectif global, vous êtes à la fois l'étincelle et le canari dans la mine de charbon.
C'est au final bien vous qui avez permis à ce comportement qui va à l'encontre du principe de production allégée de perdurer. Peut-être n'était-ce pas intentionnel ou avez-vous hérité d'une situation créée par un ancien dirigeant, mais c'est à présent à vous qu'il incombe d'y remédier. Il s'agit d'un problème qui ne se résout pas par magie et, bien que votre équipe Lean ou OE puisse vous coacher, vous guider, vous soutenir et vous encourager, c'est à vous qu'incombe cette responsabilité. Après tout, les dirigeants sont faits pour diriger, n'est-ce pas ? Alors, qu'allez-vous devoir faire en premier lieu ? Voici comment procéder :
Apportez de la clarté : La première étape consiste à clarifier les choses au niveau des principes de base de l'organisation. Il s'agit de réalités fondamentales et non négociables du principe de production allégée, vis-à-vis desquelles notre comportement doit être cohérent, et dont le non-respect ne peut être ignoré. Ici, la pensée systémique (ou l'optimisation des flux de valeur) n'est pas facultative, puisqu'il s'agit clairement d'une réalité fondamentale du principe de production allégée.
Intervenez en cas de comportement répréhensible : Lorsque le problème du rejet des responsabilités se pose entre des silos 'adverses', le moment est idéal pour apprendre à définir sans aucune ambiguïté le comportement devant être adopté. Bien sûr, il y aura toujours des désaccords lorsque l'on abordera les différents problèmes de l'entreprise et que l'on cherchera à s'améliorer ; c'est même tout à fait normal et sain lorsque l'on cherche à s'améliorer par l'expérimentation. Mais soyons clairs : pointer les autres du doigt n'est pas un mode de fonctionnement sain !
Soyez un coordinateur du système : L'un des rôles clés des dirigeants (à tous les niveaux) est d'être eux-mêmes des coordinateurs du système, ce qui implique une collaboration efficace avec les fournisseurs et les clients internes. En première ligne, cela signifie qu'il faut assurer la coordination avec les autres départements. À d'autres niveaux, la coordination doit avoir lieu entre les responsables des opérations, des ventes, de l'ingénierie, etc. Ce rôle doit être clairement mis en évidence dans les évaluations des performances des dirigeants et, s'il existe des possibilités de promotion, la collaboration avec l'ensemble du système doit peser lourd dans la balance.
Facilitez le travail d'équipe interfonctionnel : En mettant un terme à la pratique consistant à pointer les autres du doigt, vous n'aurez qu'une modeste partie de la solution. L'objectif ultime est en effet d'impliquer les équipes interfonctionnelles dans l'analyse et l'amélioration des processus par le biais d'expériences rigoureuses de type 'plan-do-check-act'. Amener un groupe de personnes à fonctionner de manière efficace en tant qu'équipe demande du temps et de la persévérance, sans oublier la clarté mentionnée plus haut.
Autres actions permettant de mettre un terme au développement de silos
Recrutement : Pour de nombreuses fonctions, la collaboration interfonctionnelle devrait devenir l'un des principaux critères de recrutement.
Configuration physique : L'aménagement de l'espace de travail du département ainsi que son emplacement peuvent contribuer à promouvoir ou à entraver la collaboration. Pensez donc, par exemple, à rapprocher le département informatique de celui de la production plutôt que de celui de la comptabilité.
Structure axée sur les processus : La conception de cellules de travail, tant au niveau de la production que dans les bureaux, permet d'éviter la création de silos.
Formations interfonctionnelles : En plus de garantir une plus grande souplesse au niveau du traitement, les formations interfonctionnelles permettent également de mieux comprendre les besoins internes du client.
Indicateurs clés de performance (ICP) : Les indicateurs fonctionnels doivent répondre aux besoins des clients internes et externes.
La pire des alternatives : nier la réalité et se mettre en mode avion
Les chefs d'entreprises et les responsables de départements qui soutiennent que ce combat contre les silos est absurde et que tout ce que ces prétendus silos font c'est favoriser une concurrence interne qui, en plus d'être saine, peut même s'avérer constructive, sont tout simplement sur la défensive et se refusent à admettre la réalité des choses.
Si quelqu'un dans l'entreprise vous contredit en affirmant que vous racontez des inepties et que toute constitution de silos, tout rejet de la faute sur autrui et tout comportement territorial ne sont rien de plus que le fruit d'une concurrence interne tout à fait saine, vous vous trouvez clairement face à une personne qui est dans le déni le plus total.
Grâce à d'autres sources, les concurrents externes comprennent rapidement où le bât blesse et utilisent donc leur collaboration interfonctionnelle comme un atout supplémentaire pour séduire vos clients frustrés. Aujourd'hui, la véritable menace vient de ces entreprises qui parviennent à faire en sorte que toutes les équipes réussissent et se développent ensemble, apprennent à résoudre les problèmes plus rapidement et améliorent l'expérience du client. Et n’oubliez pas non plus que votre personnel finira lui aussi par quitter votre navire, si bien qu'il n'y aura bientôt plus personne à pointer du doigt dans vos rangs.